Janvier 1998 - n°24

Ouverture mécanique de la double hélice de l'ADN comme une "Fermeture éclair"

Une équipe de physiciens du Laboratoire de physique de la matière condensée de l'Ecole normale supérieure de Paris (associé CNRS-Universités Paris 6 et 7) a réussi par micro-manipulation mécanique à séparer les brins complémentaires d'une longue molécule d'ADN et à mesurer les forces associées. Soumis à cette traction mécanique, l'ADN s'ouvre comme une "fermeture éclair" et la force d'ouverture varie le long de la séquence. Les régions riches en bases Guanine (G) ou Cytosine (C) sont plus dures à ouvrir que les régions riches en bases Adénines (A) ou Thymine (T). L'expérience réalisée permet d'appréhender les forces en jeux lors de l'ouverture de l'ADN (ouverture qui se produit in vivo lors de la réplication du génome). Enfin, la mesure de la force d'ouverture d'un ADN de plusieurs dizaines de kilobases devrait permettre une cartographie rapide à grande échelle et moyenne résolution d'une séquence génomique, venant compléter les techniques classiques de séquençage résolu à la base près.

La structure en double hélice de l'ADN a suggéré dès sa découverte par Watson et Crick, en 1953, l'idée que l'appariement entre les deux brins complémentaires pouvait être défait. Ceci permet la réplication de chacun des simples brins pour reconstituer deux molécules identiques.

L'ADN double hélice est constitué de deux simples brins, ayant chacun un squelette quasi-linéaire avec une succession de liaisons covalentes et portant une séquence complexe de bases choisies parmi les quatre lettres de l'alphabet génétique: Adénine (A), Guanine (G), Cytosine (C) et Thymine (T). Les brins sont complémentaires et s'apparient entre eux, A avec T et G avec C. La molécule peut être schématiquement visualisée comme une échelle, dont les montants sont le squelette de chaque brin, et les barreaux sont les bases appariées. Cette échelle présente une séparation facile en deux dans le sens de la longueur car les liaisons assurant les appariements entre base complémentaires sont faibles (liaisons hydrogènes et hydrophobes notamment), à la différence des liaisons sur les "montants" qui sont fortes (liaisons covalentes). Enfin, l'échelle est vrillée pour former une hélice.

L'ADN chromosomique humain contient près de dix milliards de paires de bases, ce qui correspond à une molécule double brin de près de trois mètres. Cette "ficelle" moléculaire (ADN sans les protéines associées) est fine puisque son diamètre est d'environ 2nanomètres.

La séparation des brins intervient in vivo dans les processus de réplication ou de transcription, où des enzymes spécialisées viennent ouvrir de façon transitoire la double hélice pour "lire" le code génétique constitué par la séquence des bases, et le reproduire ou le transcrire.

Pour arriver à attraper séparément les deux brins d'une molécule isolée, les chercheurs du laboratoire de physique de la matière condensée, de l'Ecole normale supérieure de Paris (LPMC, associé CNRS-Universités Paris 6 et 7) ont préparé une "construction moléculaire" particulière. Partant d'un morceau d'ADN à ouvrir, ils ont rallongé d'une dizaine de micromètres un seul des brins (avec un autre morceau d'ADN) et l'ont fixé sur une surface (une lamelle de microscope). L'autre brin a été préparé pour s'attacher de façon spécifique sur une bille microscopique de quelques micromètres de diamètre. L'expérience est conduite dans un petit volume de liquide, où baignent les molécules. L'échantillon est placé sur un microscope, relié à une caméra qui permet une acquisition vidéo de la position de la bille.

En tirant sur la bille (voir schéma), une force de cisaillement entre les deux brins est provoquée et va conduire à leur séparation. Les chercheurs utilisent une sorte de "canne à pêche" microscopique, constituée d'une micro-fibre de verre, à l'extrémité de laquelle est collée la bille. L'échantillon est ensuite déplacé lentement de façon latérale et ils observent la pointe de la canne: sa déflexion est mesurée et indique quelle force est exercée. En fonction d'un déplacement progressif et lent imposé, un profil de force d'ouverture est obtenu. Ces forces, mesurées directement pour la première fois, se situent dans la gamme de 10à 15piconewtons [1 piconewton = 10-12 newton]. Ce signal présente des successions de pics et de vallées et la mesure est reproductible: on peut revenir lentement à la position de départ -ce qui provoque la re-fermeture de la molécule- et imposer un nouveau cycle d'ouverture. Si une autre construction moléculaire est réalisée, de façon à ouvrir la molécule par l'autre extrémité, un signal de force est obtenu dont les caractéristiques apparaissent en ordre inverse; le signal mesuré est donc lié à la séquence.

En examinant de plus près le signal, celui-ci est composé par des successions de dents de scie, le motif caractéristique étant constitué par une montée lente en force, suivie par une chute rapide. En quelque sorte, la molécule "grince" en s'ouvrant à la manière d'une porte sur des gonds mal huilés. Il existe lors de l'ouverture des points plus "durs" à ouvrir le long de la séquence, constitués particulièrement par les zones qui sont plus riches en ces paires très stables que sont les appariements G-C. Ces régions refusent d'abord de s'ouvrir, mais un déplacement continu et lent est imposé. Il se produit donc une tension du système, c'est-à-dire que les portions de simples brins déjà ouverts sont étirées comme des élastiques, et la "canne à pêche" ploie. Le résultat mesuré est simple: à un déplacement continu imposé correspond à une augmentation continue de la force. Au-delà d'un certain seuil, c'est une petite "catastrophe": le point dur qui bloquait cède d'un coup, l'ouverture se produit et puisqu'une portion de deux simples brins est libérée par l'ouverture, le système se détend et la force retombe, c'est la phase de descente de la dent de scie. Ce processus se répète tout au long de l'ouverture. L'analyse détaillée de ces dents de scie permet en fait de remonter à certaines caractéristiques du contenu en Guanine ou Gytosine le long de la molécule. Le processus moléculaire est ici totalement réversible, à la différence de la comparaison précédente defrottement macroscopique avec la porte qui grince.

Ce "grincement" de molécule qui s'ouvre contient une information qui pourrait se révéler intéressante pour analyser rapidement et grossièrement la séquence d'un ADN génomique. Actuellement, la résolution obtenue par l'équipe du LPMC est de l'ordre de 200à 500bases sur un ADN de 50000paires de bases environ et les chercheurs travaillent pour améliorer cette valeur.

Enfin, du point de vue des processus fondamentaux de réplication, ces premières mesures de forces d'ouverture donnent des indications sur les forces que doivent développer ces véritables "enzymes moteurs", les hélicases, qui ouvrent l'ADN et s'y déplacent tout le long à la façon de "tracteurs" microscopiques.

Références :

- B. Essevaz-Roulet, U. Bockelmann et F. Heslot, Proc. Nat. Acad. Sci. USA, vol. 94, pp. 11935-11940, 1997.

- U. Bockelmann, B. Essevaz-Roulet and FHeslot, Phys. Rev. Lett., vol. 79, (sous presse).

 

François HESLOT
LPMC, Paris

 

 

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