Décembre 2001 - n°63

Petite histoire des brevets sur le vivant

Propriété intellectuelle ou santé publique ?

Jean-Paul GAUDILLIERE

Sociologue au Centre de recherche médecine, sciences, santé et société (CNRS)

Email : Gaudilli@mpiwg-berlin.mpg.de

Extrait du magazine COMPRENDRE & AGIR (n°59), journal de l’Institut Curie, Tél : 01 44 32 40 67

Comment en est-on arrivé à ce que des brevets, qui semblent s’opposer aux normes de l’éthique médicale et au principe juridique de non-brevetabilité des découvertes, appartiennent au quotidien de la recherche génomique ?

Pour partie, la réponse est à chercher dans l’histoire des biotechnologies.

Depuis plus d’un siècle, industriels, chimistes, biologistes et juristes discutent sur les limites de la propriété intellectuelle associée aux utilisateurs des êtres des vivants. Le premier domaine de la recherche génétique ayant conduit à considérer les organismes comme des inventions brevetables — et non comme des découvertes qui, elles, ne le sont pas — concerne les pratiques agricoles. Au début du siècle dernier, une nouvelle forme de pommier ou une nouvelle variété de blé étaient juridiquement considérées comme des entités naturelles dont le producteur pouvait tout au plus bénéficier d’une protection de type " marque déposée ". Aucune nouvelle espèce végétale issue d’une manipulation de l’homme ne pouvait alors prétendre à un brevet.

La situation commença à changer dans les années 30. Au vu des progrès de la génétique et des techniques de sélection, les partisans d’un système de brevets insistèrent sur le fait que de nombreuses variétés étaient des produits artificiels, fruits de l’ingéniosité et du savoir des sélectionneurs, sans aucune contrepartie naturelle. Développée dans un contexte de montée en puissance de l’industrie des semences et de forte pression pour améliorer la productivité agricole, cette argumentation débouchait en 1930, aux Etats-Unis, sur le vote d’une loi sur les brevets végétaux. Les limites posées à l’appropriation légale étaient toutefois assez strictes : seules les variétés à multiplication végétative entraient dans le champ d’application de la loi et cela excluait par exemple toutes les céréales. La raison en était plus technique que de principe ; suivant l’argumentation de l’Office des brevets, les législateurs américains considérèrent que les savoir-faire du moment ne permettaient pas de contrôler les espèces à multiplication sexuée. Celles-ci restaient trop variables pour que l’on puisse définir des étalons et trancher " objectivement " les inévitables conflits de contrefaçons. En France, l’Office national de la propriété industrielle utilisait le même argument pour refuser l’attribution des brevets sur les préparations vaccinales…

Quand le statut des gènes change…

L’extension du champ des brevets biotechnologiques a donc pendant longtemps moins concerné les pratiques de sélection des généticiens que la manipulation des molécules biologiques. Classiquement, les chimistes ne pouvaient prétendre à un contrôle des molécules " elles-mêmes ". Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dans le Droit de nombreux pays européens, seuls les procédés de fabrication pouvaient faire l’objet d’une protection. Ce choix valait a fortiori pour les substances naturelles comme les hormones, par exemple l’insuline ou les stéroïdes. Dans la pratique, la jurisprudence a eu tendance à faire glisser les brevets de procédés vers l’appropriation des structures. La protection a ainsi été élargie en considérant que l’élaboration d’une substance déjà brevetée était une preuve de contrefaçon, sauf à ce que le nouveau producteur fasse la preuve de la nouveauté de ses pratiques. Ou encore en admettant que le premier isolement d’une substance ouvrait un droit sur tous les procédés de préparation conformes à l’état de l’art.

L’histoire nous apprend donc d’une part que le statut de propriétaire des produits des biotechnologies est ancien, et d’autre part que l’interprétation des critères de brevetabilité est d’abord fonction des techniques de recherche et de production.

Comment faut-il alors interpréter le changement récent du statut légal des gènes ?

Les 15 dernières années correspondent à une transformation profonde des pratiques d’invention.

Le gène a commencé à être considéré comme brevetable parce qu’il est devenu plus artificiel. Identifié à une séquence d’ADN, le gène est devenu progressivement une structure moléculaire isolable et synthétisable, matériellement identique aux entités de la chimie organique et industrielle. Le droit de la propriété industrielle n’a fait que sanctionner cette évolution.

Faut-il alors conclure que rien d’essentiel n’a changé ? La situation actuelle, à force d’être banale, n’appelle-t-elle aucune modification ? A ces deux questions, de nombreux spécialistes tendent à répondre non. D’abord parce que le fait que l’innovation biochimique ait de longue date été appropriée et conduise à des situations de monopoles ne suffit pas à conclure que l’on doit nécessairement poursuivre dans la même voie. Ensuite, parce que l’histoire des brevets met aussi en lumière d’autres tendances, à commencer par la permanence des tensions entre défense de la propriété intellectuelle et considérations de santé publique.

Rendre impossible les brevets très larges

Il faut ainsi rappeler que, pendant plus d’un siècle, en France et dans de nombreux pays européens, le médicament n’a pas pu faire l’objet d’une protection par brevets. Une loi de 1844, adoptée en suivant l’avis des pharmaciens et contre celui des chimistes, excluait les préparations thérapeutiques des objets susceptibles d’être brevetés. La principale raison avancée était la crainte de voir le médicament breveté monopolisé par un fabricant tout en recevant une sorte de label officiel. Entre la fin du XIXè siècle et les années 50, des débats récurrents ont ainsi opposé les industriels fournisseurs de " préparations " et les professionnels de la santé, en particulier les pharmaciens d’officine. Les uns mettaient en avant la juste rétribution de l’inventeur, la pureté chimique croissante et la reproductibilité de leurs produits. Les autres invoquaient la nécessité du jugement professionnel des procédés et de l’efficacité des médicaments, les risques que représentaient pour la santé publique les intérêts commerciaux. La multiplication des médicaments de synthèse produits par les grandes entreprises a fini par avoir raison de ces oppositions.

Après 1945, le statut du médicament a progressivement été aligné sur celui des autres biens industriels. Malgré cette évolution, la spécificité des molécules d’intérêt médical n’a pas totalement disparu : diverses formules de compromis entre les exigences de la propriété industrielle et celles de la santé publique ont été avancées. En France, dans les années 50, on a par exemple établi un " brevet spécial du médicament ". Dans ce cadre, l’Etat se donnait le droit, lorsque l’intérêt collectif l’exigeait, d’imposer au titulaire d’un tel brevet l’octroi de licences ou des modifications des conditions d’exploitation.

Du fait de l’autonomisation du marché du diagnostic, les nouvelles formes de propriété des gènes se révèlent avoir des effets préjudiciables à la recherche et à la santé publique. Or, les compromis du passé peuvent aider à réfléchir à ce que pourraient être les adaptations du droit contemporain. Depuis le milieu des années 80, des centaines de brevets portant sur la séquence de gènes d’intérêt médical ont été accordés aux Etats-Unis. En droit européen, ils sont légalement possibles, même si leur existence est fortement contestée.

Notons que la directive européenne, régissant la propriété intellectuelle dans le domaine des biotechnologies, prescrit que " le corps humain (…) ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables ".

Mais, dans un second temps, le même texte établit qu’un " élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel ". L’invention reçoit ici une définition singulièrement large, cause d’un certain embarras.

Portée par de nombreux chercheurs, la demande d’une modification de cette directive européenne dans l’optique de rendre impossible les brevets très larges du type brevet de séquence est un enjeu important. Par ailleurs, on peut penser qu’il serait bon d’aller vers un régime de licence plus ouvert, susceptible de faciliter l’accessibilité et l’évaluation des innovations de la génomique médicale.

Pour en savoir plus : " Un effet pervers du brevetage des gènes ", par M. CASSIER et J.-P. GAUDILLIERE, La Recherche, avril 2001

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