Novembre 1995 - n°2
L'un des projets retenus dans le cadre des Actions Concertées Coordonnées Sciences du Vivant, lancées en 1995 par le Secrétariat d'Etat à la Recherche, est la création d'un Réseau National de Biosystématique, qui regroupera une quarantaine de laboratoires de biologie et de paléontologie français. La coordination de ce réseau est confiée au Professeur TILLIER du Muséum National d'Histoire Naturelle.
La systématique peut être définie comme la science qui classe et nomme les êtres vivants d'après un système ordonné de références. La classification biologique doit permettre de prévoir les propriétés biologiques d'un organisme à partir du nom de groupe auquel il appartient et de retrouver son groupe d'appartenance à partir d'un petit nombre de ses propriétés biologiques. Elle est souvent méconnue des non-biologistes et, parmi les biologistes, elle est parfois considérée comme préhistorique. Mais qu'en est-il vraiment?
Apparue au XVIIIème siècle avec la biologie scientifique, la systématique n'a cessé de s'adapter aux progrès, malgré l'illusion statique dûe au fait que la majorité des noms scientifiques restent les mêmes depuis 1758.
* la première révolution a été pour la systématique, comme pour toute la biologie, la théorie de l'évolution, qui a permis de comprendre que l'ordre apparent de la nature, dont la classification rend compte, s'explique par les relations de parenté entre tous les organismes vivants. Grosso modo, les organismes ou les espèces sont d'autant plus semblables entre eux que leur ancêtre commun est proche, et l'homme ressemble plus à la souris qu'à la bactérie parce que l'ancêtre commun des deux premiers vivait il y a quelques dizaines de millions d'années, alors que l'ancêtre commun aux deux mammifères et à la bactérie vivait il y a plusieurs centaines de millions d'années.
* la seconde révolution a été la compréhension des mécanismes de l'hérédité et de la transmission des gènes dans les populations, qui manquait à la théorie de Darwin et qui, à partir des années 40, a permis d'émettre et de tester des hypothèses sur les mécanismes de l'évolution qui sont à l'origine de la formation des espèces animales et végétales.
* la troisième révolution de la systématique, commencée dans les années 50 mais développée au cours des deux dernières décennies à partir des travaux de l'entomologiste allemand Willi Hennig, est purement méthodologique: il s'agit de l'apparition de la systématique phylogénétique, dite couramment "cladisme", qui consiste en un ensemble de méthodes permettant de proposer des hypothèses falsifiables - et donc scientifiques - sur les relations de parenté des organismes ou des groupes. Les conséquences pratiques, souvent qualifiées d'aberrantes, du cladisme ont soulevé d'âpres débats : tout comme les astronomes ont dû admettre autrefois que la terre tourne autour du soleil, les systématiciens ont été obligés de reconnaître que des groupes aussi évidents que les poissons ou les reptiles n'ont pas de réalité historique et biologique, et doivent être divisés en groupes indépendants pour être utilisés scientifiquement.
Nous entrons actuellement dans une quatrième phase d'évolution de la systématique, dont l'origine est technologique. Grâce aux techniques récentes d'amplification de l'ADN, il est devenu possible d'accéder directement aux caractères élémentaires du génôme, chez un nombre suffisant d'espèces pour proposer une classification et analyser l'évolution biologique: ainsi les systématiciens peuvent dès maintenant comparer et utiliser directement des caractères, en plus des caractères morphologiques traditionnels, et aborder des questions autrefois non résolues et non résolvables, telles que les relations entre micro- et macro-organismes ou l'âge des groupes sans fossiles.
En outre, ils peuvent espérer, grâce à la génétique moléculaire du développement, arriver enfin à relier génotype et phénotype et renouveler ainsi totalement l'anatomie comparée qui est l'une des bases de la systématique classique: on comprendra ainsi enfin les mécanismes génétiques de la mise en place des grands plans d'organisation des organismes vivants, qui sont à la base de la classification biologique. Conjointement, les progrès de l'informatique permettent à chacun de manipuler sur son micro-ordinateur des ensembles de données gigantesques et d'effectuer des opérations qui étaient impossibles il y a seulement 30 ans. Il s'agit là non seulement des données moléculaires, mais également de données morphologiques dont la morphométrie moderne, fondée ou non sur l'analyse d'images, permet de renouveler de fond en comble l'analyse et l'utilisation en systématique.
Le premier objectif du Réseau national de Biosystématique est de conserver ou de créer la dynamique et la cohérence de la recherche, dans une discipline que sa vocation à la synthèse oblige à la pluridisciplinarité, par l'organisation de séminaires, workshops, ateliers ou congrès. Chaque équipe spécialiées (généticiens moléculaires, informaticiens, phylogénéticiens ou morphologistes), pourra ainsi assimiler et stimuler la recherche des autres équipes par la communication avec les collègues poursuivant les mêmes buts par des méthodes ou techniques différentes.
C'est avec le même objectif de dynamisation de la recherche que le réseau s'est fixé comme objectif le soutien financier aux projets de recherche d'équipes ou de groupes d'équipes utilisant plusieurs approches complémentaires : ainsi, un projet sera soutenu par le réseau s'il associe, par exemple, paléontologie et molécules, ou molécules et morphologie, ou bien encore paléontologie et informatique ou toute combinaison de plusieurs domaines spécialisés en plein développement.
A travers ces deux axes, le Réseau a pour vaste ambition de favoriser la formation de jeunes chercheurs qui, plus que ceux des générations précédentes, devront à la fois comprendre les concepts de la biologie comparative et ceux de la biologie réductionniste, et maîtriser en même temps les techniques et méthodes qui vont du travail de terrain et de la gestion d'une collection de musée à l'utilisation pertinente de la génétique et de l'informatique modernes.
Le Réseau National de Biosystématique permettra de fournir une partie des connaissances, des méthodes et des techniques nécessaires pour mieux appréhender l'évolution du monde biologique dont nous faisons partie.
Nous remercions vivement le Professeur Simon TILLIER (Muséum National d'Histoire Naturelle /PARIS) pour les informations fournies.
B.BOUILLARD