Juillet / Août 2004 - n°90

Le Laboratoire Pierre Aigrain : des recherches de pointe sur les nano-objets et leurs futures applications

Paris, le 17 mars 2004 : l’ancien Laboratoire de Physique de la Matière Condensée de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) est rebaptisé Laboratoire Pierre Aigrain, un nom donné en l’hommage de celui qui fut notamment professeur, académicien et Secrétaire d’Etat à la recherche scientifique ! L’occasion nous est offerte de découvrir plus précisément les recherches de pointe développées par ce laboratoire sur les nano-objets, en particulier dans le domaine des mesuresélectroniques sur biomolécules…

Comment évoluent les propriétés physiques des objets quand leur taille devient nanoscopique ?

Pour répondre à cette question, les chercheurs du Laboratoire Pierre Aigrain (ENS - CNRS – Universités Paris 6 et 7) étudient d’un point de vue théorique et expérimental les nano-objets, miniatures futuristes dont les possibilités d’application couvrent des domaines aussi variés que l’optoélectronique, l’électronique moléculaire et la reconnaissanceélectronique des molécules biologiques…
Le Laboratoire Pierre Aigrain travaille en particulier grâce à un réseau de collaborations nationales et internationales (CNRS Valbonne, CEA/CNRS Grenoble, CEA Saclay, Universités d’Orsay, de Tokyo et de Californie, Institut Pasteur, Département de biologie de l’ENS, Max-Planck Institüt…), sans oublier son partenaire privilégié, le Laboratoire de Photonique et Nanostructures de Marcoussis. Chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs et techniciens, doctorants et postdoctorants… : une soixantaine de personnes collaborent aujourd’hui au sein du Laboratoire Pierre Aigrain.
Parmi leurs principaux sujets de recherche, s’imposent les nanostructures semiconductrices (" boîtes quantiques " et " points quantiques"), les nanotubes de carbone et les microcavités de semiconducteurs, de nouveaux systèmes directement issus de la technologie la plus récente des lasers à semiconducteurs…
Mais, au-delà de ces études en physique quantique de la matière condensée, les chercheurs du Laboratoire Pierre Aigrain ont également développé depuis une dizaine d’années une activité en biophysique.

" Ce sont les énormes progrès réalisés par les physiciens en nano-manipulation qui offrent la possibilité d’étudier des processus biologiques sur des molécules individuelles telles que l’ADN ", nous confie M. Claude DELALANDE, Directeur du Laboratoire Pierre Aigrain. " Une nouvelle voie s’ouvre à nous pour accéder à des paramètres que les techniques biologiques usuelles ne permettent pas d’atteindre… "

La mesure de force sur molécule unique…

" Notre équipe a développé des techniques permettant la micro-manipulation mécaniqueà l’échelle de la molécule unique et la mesure
de force à ces échelles. Les forces intervenant dans ces processus mécaniques sont de l’ordre du piconewton… ", n
ous précise M. François HESLOT, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des mesures de forces sur molécules biologiques.

Etude de la progression d’une polymérase le long de l’ADN
" Les ARN- polymérases sont des enzymes capables de transcrire l’information génétique en synthétisant des ARN qui sont des copies d’une molécule d’ADN cible ", poursuit M. HESLOT. " Sur un enzyme modèle (l’ARNpolymérase du phage T7, une espèce de virus), nous étudions le mécanisme d’avancée de la polymérase le long de l’ADN. En appliquant une force qui s’oppose partiellement à ce mouvement de progression, on peut déterminer les caractéristiques de l’étape d’avancée… "

Quelle configuration expérimentale le Laboratoire Pierre Aigrain a-t-il développé dans cette optique ?

L’ADN est attaché par un bout à une bille de verre (de diamètre 1 µm) et par l’autre bout à une polymérase, ancrée sur une surface. La bille est capturée grâce à la pression de radiation exercée par un laser focalisé, constituant un piège optique.
" La solution utilisée contient des nucléotides. La polymérase catalyse donc la formation de l’ARN en assemblant ces briques élémentaires, tout en se déplaçant sur l’ADN à la manière d’un train sur des rails… ", nous explique François HESLOT. " L’activité de l’enzyme se traduit par une force exercée sur la bille, que l’on mesure grâce au piège optique… " Le Laboratoire Pierre Aigrain a ainsi pu déduire de ces mesures que le comportement de l’enzyme est compatible avec celui d’un " moteur brownien ", pour son avancée le long de l’ADN. " L’énergie chimique libérée lors de l’hydrolyse des nucléotides est brûlée sans être utilisée directement ", ajoute M. HESLOT. " Cette étape d’incorporation est donc essentiellement irréversible (énergie dispersée), ce qui impose une directionalité au mouvement… "

L’ADN cruciforme : un carrefour d’échange pour l’information génétique
" Pour se perpétuer, la vie doit résoudre un paradoxe ", nous explique François HESLOT." Elle doit d’une part mettre en place des processus servant à maintenir et à conserver l’information génétique indispensable à l’organisation des êtres vivants, mais elle doit aussi
accepter une certaine fluctuation du contenu génétique, afin de s’adapter ou d’évoluer
".
Le processus fondamental au cœur de cette question est un mécanisme d’échange de l’information génétique, appelé recombinaison.
Cet échange s’effectue grâce à une structure d’ADN en croix, la jonction de Holliday.

Véritable carrefour qui permet à deux molécules d’ADN d’échanger leurs simples brins, cette jonction de Holliday est un authentique engrenage moléculaire où la mécanique intervient directement.
" Le déréglement de la formation et/ou de la migration de la jonction de Holliday peut conduire à des désordres cellulaires très graves ", précise M. HESLOT. " Nous avons lancé un programme de recherche autour de cette structure en nous intéressant tout d’abord à la nano-mécanique mal comprise du processus de migration de la jonction lors de l’échange de simples brins. Nous avons ensuite étendu notre travail à l’étude de protéines spécifiques, moteurs moléculaires capables de produire le travail mécanique nécessaire pour faire migrer la jonction de Holliday de façon dynamique. "
Pour cela, la molécule d’ADN contenant une jonction de Holliday est maintenue entre une surface et une microbille magnétisable. Des aimants permettent d’imposer une force de traction et/ou de torsion sur deux des brins de la jonction. " Par vidéo-microscopie, on suit les mouvements de la bille, ce qui permet d’étudier la migration de la branche ", précise M. HESLOT.

La détection électronique de l’ADN sur réseau de transistors…

Une équipe de physiciens dirigée par M. Ulrich BOCKELMANN au sein du Laboratoire Pierre Aigrain vient par ailleurs de démontrer qu’il est possible de réaliser une détection purement électronique de l’ADN.
" La détection de l’hybridation sur puce à ADN se faisait jusqu’alors par mesure de fluorescence. Nous travaillons aujourd’hui sur une nouvelle technique de détection, purementélectronique, basée sur des réseaux de transistorsà effet de champs en silicium ", nous confie Ulrich BOCKELMANN.
" Typiquement, une centaine de transistors est intégrée dans un substrat de silicium, sur une ligne d’une longueur de 2 mm. Ce mode de détection utilise la charge intrinsèque de la molécule biologique et, par conséquent, ne nécessite aucun marquage (fluorophores, isotopes radioactifs…)", remarque M. BOCKELMANN. " Puisque les biomolécules portent une charge en milieu aqueux, leur immobilisation sur un transistor induit un changement de charge à l’interface entre le solide (SiO2) et le liquide (électrolyte). Une molécule chargée positivement induit donc un décalage positif de la caractéristique électronique du transistor. Une molécule chargée négativement induit un décalage négatif… Dans certaines conditions, l’ADN, chargé négativement en milieu aqueux, induit ainsi un décalage négatif… "

Les chercheurs du Laboratoire Pierre Aigrain ont travaillé en collaboration avec l’Institut Max Planck de biochimie en Allemagne, pour préparer les réseaux de transistors à effet de champ.
Un partenariat avec des biologistes de l’Institut Pasteur (équipe de C. PETIT) a par ailleurs permis d’appliquer cette mesure électroniqueà la détection d’une mutation du chromosome 13, l’une des mutations pathogènes les plus fréquentes du génome humain.
" Une réaction d’amplification enzymologique spécifique donne un produit de réaction uniquement en présence de la mutation génomique. Ce produit est ensuite détecté par le réseau de transistors ", précise M.BOCKELMANN.

La détection électronique par réseau de transistors à effet de champ réunit ainsi plusieurs atouts pour des applications potentielles : détection des biomolécules sans marquage, miniaturisation à l’échelle du micromètre, analyse d’un très grand nombre d’échantillons en parallèle, création de dispositifs de type " laboratoire sur puce "…

" Les prochaines étapes de notre recherche portent désormais sur une compréhension détaillée des phénomènes physiques associés, sur une amélioration de la sensibilité et de la reproductibilité et sur l’application éventuelleà la technologie des puces à ADN et des puces à protéines ", conclut M. BOCKELMANN.

SD

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