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2023-02-21 
Cognition : avec ceux qui perçoivent le monde en sous-titres

L’acquisition de la lecture et de l’écriture sont des phénomènes complexes dont nous ne saisissons pas encore toutes les subtilités. Fabien Hauw et Laurent Cohen (Inserm, CNRS, Sorbonne, AP-HP), neurologues à l’Institut du Cerveau, espèrent mieux comprendre comment notre cerveau fait le lien entre les sons, les lettres, les mots et leur signification. Pour cela, ils étudient des personnes qui possèdent une particularité étonnante : elles transcrivent les paroles entendues sous forme de texte, automatiquement et involontairement. Chansons diffusées à la radio, déclarations fracassantes au journal télévisé, confidences d’un ami, miaulement d’un chat… ces sons leur apparaîtront sous forme de sous-titres imaginaires, flottant devant leurs yeux. Après avoir étudié 26 personnes concernées par ce type de synesthésie très particulier, les chercheurs nous ouvrent la porte d’un monde au langage singulier, décrit dans une nouvelle étude publiée dans la revue Cortex.

Francis Galton, cousin de Charles Darwin et anthropologue, s’intéressait aux facultés les plus étonnantes de l’esprit humain. Il observe en 1883 que certains individus visualisent, dans l’espace de leur cinéma mental, le discours de leur interlocuteur. Chaque mot est vu « comme s’il était transcrit sur une longue bande de papier imaginaire, comme on en utilise sur les instruments télégraphiques. » Aujourd’hui, le téléscripteur n’existe plus, mais cette capacité – appelée synesthésie des sous-titres (ou SST), subsiste.

La synesthésie est une particularité neurologique qui implique au moins deux sens lors du traitement d’une information sensorielle. Elle permet par exemple à certains artistes d’entendre les couleurs, voir les sons, ou encore goûter la musique. Dans le cas de la SST, une perception sonore convoque l’apparition de phrases.

« Bien plus qu’une anecdote, ce phénomène nous ouvre une fenêtre pour mieux comprendre les mécanismes de traitement et d’acquisition du langage écrit, ainsi que leurs bases neuronales », explique Fabien Hauw, doctorant à l’Institut du Cerveau. Avec Laurent Cohen, qui co-dirige l’équipe Neuropsychologie et neuroimagerie fonctionnelle, le neurologue a interrogé 26 personnes présentant une SST, afin d’étudier dans quel contexte apparaissaient les fameux sous-titres, sous quelle forme, et s’ils pouvaient présenter un avantage ou un handicap au quotidien. « Nous pensons que la SST est le fruit d’un système de traduction des phonèmes en graphèmes, c’est-à-dire des sons en lettres, trop performant, détaille Laurent Cohen. Chez ces personnes, la connexion entre les représentations mentales de la phonologie et de l’orthographe est exagérée, et le mécanisme de lecture est en quelque sorte ‘forcé’ dès qu’elles se trouvent en présence de sons articulés. »

En effet, même si cette caractéristique a été décrite il y a plus d’un siècle, elle est encore très mal connue. Une étude précédente a estimé que jusqu’à 1,4% de la population pouvait faire l’expérience de sous-titres apparaissant de manière involontaire en entendant une voix humaine, mais ce chiffre reste très incertain. En effet, il est très difficile de détecter les sujets SST, qui ne savent généralement pas qu’ils se distinguent du commun des mortels. « Plusieurs participants à l’étude ignoraient que tout le monde n’a pas des sous-titres intégrés, s’amuse Laurent Cohen. Nous leur avons appris, par l’intermédiaire de notre annonce de recrutement. Comme la plupart des formes de synesthésie, la SST est un phénomène subjectif. On ne sait pas comment la mesurer de façon objective, comme on mesurerait l’acuité visuelle, par exemple. Elle n’est pas non plus associée à des performances cognitives surdéveloppées ou réduites. Cela en fait une particularité passionnante, mais invisible. »

Mille et une transcriptions

Pour mieux comprendre l’expérience subjective de la synesthésie des sous-titres, Fabien Hauw et Laurent Cohen ont demandé aux 26 participants, dont le français était la langue natale, de remplir un questionnaire détaillé. De nombreuses questions restaient en effet en suspens : la SST peut-elle être déclenchée par une langue étrangère, des nouveaux mots, des bruits (éternuement, miaulement, ronflement de moteur) ? Les sous-titres sont-ils formatés de manière spécifique à chaque individu (taille, couleur, majuscules, caractères spéciaux) ?

Les résultats des chercheurs indiquent que chez 73% des participants, la synesthésie est apparue au cours de l’acquisition de la lecture, pendant l’enfance. Pour près de la moitié d’entre eux, cette caractéristique s’est révélée à la fois un avantage et une nuisance ; elle les aide à mémoriser les mots, mais perturbe leur attention dans des lieux très fréquentés où de nombreuses conversations ont lieu simultanément. En effet, pour 70% des participants, la SST est un processus automatique qu’ils ne peuvent pas contrôler.

Certains synesthètes rapportent que l’aspect des sous-titres peut être affecté par le contexte de verbalisation, notamment lorsque le discours de leur interlocuteur est émouvant ; les mots peuvent alors changer de couleur ou de taille, en cas d’émotion très forte. « Quand je suis bouleversé, les lettres deviennent floues, ou tremblent », explique un participant.

Plus étonnant encore : certains sujets rapportent que lorsqu’ils regardent un film sous-titré, un second-niveau de sous-titres, produit de leur synesthésie, apparaît en plus du sous-titre incrusté à l’image. D’autres encore font des rêves et des cauchemars sous-titrés, ce qui confère à leur activité onirique une dimension cinématographique particulière. Enfin, parce qu’environ un tiers des participants à l’étude connaissent d’autres cas de TTS dans leur famille, il existe sans doute un terrain génétique propice à l’émergence de cette forme de synesthésie.

Des synesthètes superlecteurs ?

Chez les personnes alphabétisées, des processus mentaux spécifiques permettent d’interpréter des mots, sons et lettres pour leur attribuer une signification, et vice-versa. Pour être efficaces, ces processus nécessitent un réglage très fin qui s’ajuste sous l’influence de facteurs génétiques et environnementaux, au cours du développement. Il existe ainsi une grande variation des performances de lecture en fonction des individus, qui s’exprime sur un spectre allant de la dyslexie…à la synesthésie. Les chercheurs estiment que la SST correspond à un développement particulièrement atypique de l’alphabétisation.

« Lors d’une étude précédente, nous avons montré, grâce à l’utilisation de l’IRM, que lorsqu’on fait écouter un monologue à un synesthète, certaines zones de l’hémisphère gauche s’activent plus fortement que chez un sujet contrôle. Notamment des régions responsables de l’analyse de la parole, ainsi qu’une aire bien particulière qui intervient dans l'orthographe – la VFWA (pour Visual Word Form Area), détaille Fabien Hauw. Or, ces zones sont identiques à celles impliquées dans la lecture d’un texte. Ce phénomène appuie l’idée selon laquelle la synesthésie des sous-titres correspondrait à une forme de lecture inversée : au lieu de se contenter de traduire les mots écrits en sons, ces personnes convertissent automatiquement les sons en mots écrits. »

Reste à savoir si les observations des chercheurs peuvent être reproduite avec un échantillon plus important et plus diversifié de sujets. « Maintenant que nous avons une meilleure idée du spectre de perceptions qui existe dans la SST, nous voulons vérifier qu’elle correspond bien à un accès surdéveloppé aux représentations orthographiques », se réjouit Laurent Cohen. Nous ne saurons sans doute jamais si les scribes synesthètes de l’Egypte antique sous-titraient leurs interlocuteurs en hiéroglyphes, mais en éclairant finement les mécanismes d’apprentissage de la lecture, nous pourrons peut-être aider les enfants chez qui cette acquisition reste difficile.
 
Source
Hauw, F et al., Subtitled speech: Phenomenology of tickertape synesthesia, Cortex, https://doi.org/10.1016/j.cortex.2022.11.005   
 
À propos de l’Institut du Cerveau
Créé en 2010, l’Institut du Cerveau est un centre de recherche scientifique et médical d'excellence de dimension internationale, situé à Paris au cœur de l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Son modèle innovant réunit en un même lieu patients, médecins, chercheurs et entrepreneurs avec un objectif commun : comprendre le cerveau et accélérer la découverte de nouveaux traitements pour les maladies du système nerveux. L’Institut comprend ainsi un réseau de plus de 700 experts, au sein de 25 équipes de recherche, 10 plateformes technologiques de pointe, un centre d’investigation clinique, un organisme de formation et plus de 2000m² destinés à l’incubation de startups. Le modèle original de l’Institut du Cerveau repose sur l’association d’une unité mixte de recherche (APHP, Sorbonne Université, Inserm et CNRS) et d’une fondation privée, reconnue d’utilité publique, la Fondation ICM.
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